XXX

Les moustiques et les mouches ne lui laissaient aucun répit. Le soleil avait tellement réchauffé la terre tassée des ornières où il marchait qu’il s’y brûlait les pieds.

Après qu’il eut poussé le tronc d’arbre flottant assez près du rivage pour regagner la terre ferme, il lui fallut marcher encore un kilomètre à travers une épaisse végétation avant d’atteindre la route. Chemin faisant, il avait rencontré plusieurs champs d’orties et, malgré ses tentatives pour les contourner, il avait été obligé de les traverser. Sa peau nue, couverte de cloques, le brûlait encore.

Pendant quelques kilomètres, il avait craint que les voyous ne le pourchassent, mais, ne les ayant pas revus, il pensait ne plus rien avoir à craindre. Ils s’étaient amusés, ils ne lui en demandaient pas plus. Ils avaient sa voiture, ses vêtements, tout ce qu’il possédait, ils l’avaient jeté dans la rivière, en hurlant de plaisir, et c’était tout. Ils n’étaient pas vraiment méchants. S’ils l’eussent été, il ne serait sûrement pas ici, suivant avec opiniâtreté des traces de roues, luttant avec force gifles contre les moustiques et les mouches, brûlé par les piqûres d’orties.

Il arriva à un ruisseau traversé par un vieux pont de pierre qui s’effritait et s’effondrait. L’eau du ru coulait paresseusement, profonde de quelques centimètres à peine, sur un lit de boue noire.

Frost franchit le pont, suivit le sentier herbu, sans réussir à chasser les bestioles qui pullulaient autour de lui. La tâche paraissait impossible !

Avec l’approche de la nuit, la situation empirerait et les moustiques qui se délectaient de son sang ne lui donnaient qu’un faible avant-goût de ce qui l’attendait.

Son corps ne serait plus, le lendemain matin, qu’une gigantesque cloque. Ses paupières seraient enflées. Les moustiques pouvaient-ils tuer un homme ?

Si seulement il pouvait faire un feu ! La fumée chasserait les diptères ; ou bien s’installer sur un banc de sable, au milieu de la rivière, l’eau les écarterait ; ou encore gagner de l’altitude, puisque ces hordes préféraient les marais à l’air frais.

Impossible de faire un feu. La seule idée d’escalader les à-pics ou de regagner le bord de l’eau à travers la boue l’effrayait. Ce serait un pénible trajet : orties et serpents à sonnettes pour, finalement, ne pas pouvoir peut-être atteindre un banc de sable !

Mais il fallait trouver quelque chose et faire vite.

Debout sur la route, il contempla les collines, leurs flancs verdoyants et leurs sommets dégarnis.

Un autre moyen lui vint à l’esprit. Il regagna le pont et descendit au bord du ruisseau. Il s’accroupit, emplit sa main de boue noire, collante et nauséabonde. Il s’en plâtra le corps et le visage. Le bourdonnement des moustiques n’en cessa pas pour autant, mais du moins les sales bêtes ne se posaient-elles pas sur la boue qui le recouvrait.

Il poursuivit soigneusement sa besogne. La fraîcheur de la boue semblait atténuer, peut-être parce qu’elle avait des qualités antiseptiques, la démangeaison des piqûres de moustiques et d’orties.

Et il était accroupi ici, sauvage nu au bord d’une rivière boueuse, pire encore que dans les rues de la ville. À présent, il n’avait plus rien, absolument rien. Il avait suivi, sans savoir pourquoi, une piste. Il était battu. Il n’avait plus l’espoir qui l’avait soutenu au départ. Il ne pouvait faire face à la situation, il n’en avait plus les moyens.

Peut-être à l’aube retournerait-il chez les voyous, s’ils lui permettaient de se joindre à eux. Ce n’était pas le genre de vie qu’il avait escompté, mais du moins, aurait-il un pantalon, voire des chaussures, de la nourriture et du travail.

C’était dans le domaine du possible, bien qu’il soit ostracisé et que, même les voyous ne devaient pas avoir de commerce avec les gens de sa sorte. Seulement, ils se moqueraient peut-être de lui. Ils l’emploieraient comme bouffon.

Cette pensée le fit frissonner : en être réduit à songer à une telle éventualité !

Ou bien c’était le moment d’aller à la première station de moniteurs et de demander la mort. Dans cinquante, cent ou mille ans, il se réveillerait dans le même état, mais, du moins, les marques d’ostracisme lui seraient-elles enlevées ; il serait un individu normal, c’est tout. On lui donnerait des vêtements, il mendierait sans dignité, ni aspirations, ni espoir. Mais il aurait l’immortalité. Ah ! Dieu, oui, il aurait l’immortalité !

Il se leva et partit à la recherche des mûriers chargés de fruits qu’il avait vus. Il en mangea quelques poignées, revint s’accroupir au même endroit et essaya de reprendre des forces.

Il n’avait rien d’autre à faire. Le crépuscule tombait et les moustiques se multipliaient. Il passerait la nuit ici et verrait le lendemain matin ce qu’il aurait à faire, après s’être reposé.

La nuit tombait et les vers luisants surgissaient, habillant les broussailles de points lumineux verdâtres. La lune se leva à l’est. Les moustiques continuaient à bourdonner. Il somnola, se réveillant en sursaut quelquefois sans savoir où il était et prenant quelques instants pour s’orienter. Les animaux vagabonds de la nuit sortaient et faisaient crisser l’herbe autour de lui. Un lièvre sautilla sur la route, s’arrêta au début du pont et regarda, solennel, ses longues oreilles pointées vers l’avant, l’étrange silhouette recroquevillée au bord de la rivière. Au loin, des aboiements, brefs, aigus, des jappements excités et, une fois, du haut des collines qui dominaient les escarpements, un chat miaula. Frost, le sang soudain glacé, frissonna.

Il somnolait, s’éveillait, somnolait et s’éveillait encore. Pendant ces insomnies, son esprit, cherchant à quitter la réalité, revenait aux jours passés, à l’homme qui avait laissé les paquets près des poubelles, à la visite de Chapman dans le sous-sol, au vieillard grisonnant qui lui avait demandé s’il croyait en Dieu et à l’heure trop courte passée avec Ann Harrison.

Pourquoi cet homme lui avait-il donné à manger, cet homme qu’il ne connaissait pas, à qui il n’avait jamais parlé ? Y avait-il un peu de raison dans cette vie que menait l’homme ? Pouvait-il y avoir un but, dans une vie aussi dépourvue de sens ?

Par moments, pendant cette nuit interminable, un sentiment de responsabilité, inconnu jusqu’alors, s’imposait à son esprit.

Il ne retournerait pas au camp des voyous. Il ne demanderait pas la mort. Tant qu’il vivrait, il devrait s’accrocher, pour une raison qu’il ignorait.

Il était parti pour gagner une ferme bien précise, sans savoir pourquoi ; il fallait qu’il y arrive. Dans un sens, il lui semblait qu’il n’était pas seul en cause dans ce voyage insensé mais que cela concernait aussi Ann, Chapman, cet homme bizarre qui lui avait posé toutes ces questions et celui qui était mort dans la ruelle. Il essayait de comprendre, mais il n’y avait rien à comprendre. Il sentait qu’il ne pouvait rien pénétrer, qu’il était engagé dans une suite d’événements et qu’il devait continuer malgré ses doutes.

Le jour se leva enfin. Frost déjeuna de mûres, s’enduisit à nouveau de boue et se remit en marche.

Encore vingt-cinq kilomètres et il arriverait à une certaine dépression qui descendait des collines et menait à la ferme.

Il essaya de se souvenir de l’entrée de la vallée. Mais la seule chose qu’il se rappela fut, qu’un peu avant la vallée, une source jaillissait du coteau et qu’un ruisseau passait sous la route, jusqu’à une petite mare entourée d’une végétation dense. Il faudrait qu’il se repère sur la source et sur le ruisseau car il ne se souvenait de rien d’autre.

Il avança toute la journée péniblement. Une fois de plus, son estomac criait famine. Des champignons attirèrent son attention. Il se souvenait de l’époque où il en cueillait avec son grand-père, mais pas très sûr qu’ils fussent comestibles, il préféra la faim à la cueillette.

La chaleur augmentait. Aucun souffle sur la route, protégée du vent par les collines. L’atmosphère était étouffante. La boue s’écaillait, la sueur coulait en rigoles sur son corps que les moustiques avaient cessé de torturer.

Le soleil atteignit son zénith, puis commença de décliner vers l’ouest. De gros nuages noirs s’amoncelaient à l’ouest et l’air était immobile. Pas un souffle, pas un son. C’est signe d’orage, se dit Frost, se rappelant sa grand-mère et ses prévisions météorologiques.

Depuis plus d’une heure, il cherchait les repères possibles, s’arrêtant en haut de chaque éminence pour étudier le relief qui s’ouvrait devant lui. La route serpentait toujours entre les haies, comme si elle n’avait pas de fin.

La journée s’écoulait, les nuages continuaient de s’amonceler à l’ouest. Enfin, le soleil se cacha et le temps fraîchit.

Frost avançait toujours.

Tout à coup, il entendit le murmure de l’eau. Il s’arrêta, leva les yeux et aperçut la dépression, le ruisseau et un de ses souvenirs les plus chers lui sauta aux yeux : la colline qui se profilait à droite, sa grande couronne de tilleuls et les cèdres qui poussaient près de son sommet. Tout était comme autrefois, et pourtant… pourtant, il y avait un détail étrange.

Quelque chose était accrochée dans un arbre, juste à côté de la source. Un court sentier sinuait vers elle et une odeur qu’il ne pouvait identifier emplit les narines de Dan.

Il eut l’impression d’un danger. Il sentit son corps se raidir et ses cheveux se dressèrent sur sa tête.

C’était une besace qui pendait de l’arbre et l’odeur âcre était celle de cendres refroidies. Quelqu’un avait fait un feu de camp et était parti, en laissant une besace, ce qui laissait présager des vivres.

Il quitta la route et s’aventura précautionneusement sur le sentier. Il sortit des herbes qui bordaient le chemin et se trouva devant le camp.

Il y avait quelqu’un, un homme allongé sur le côté, une jambe repliée sous le ventre et l’autre étendue. Celle-ci paraissait deux fois plus grosse que l’autre et tirait tellement sur le tissu du pantalon qu’il paraissait sur le point de craquer. La cheville et une partie du mollet étaient visibles, la chair enflée d’un rouge sombre et malsain.

Mort, se dit Frost, et depuis quand ?

Ce qui était bizarre, car un hélicoptère de la station de secours aurait dû depuis longtemps ramasser le corps.

L’homme remua faiblement en essayant de se mettre sur le dos, quand Frost, en marchant, fit craquer une branche tombée. Son visage n’était qu’enflure, ses yeux clos par le gonflement. Ses lèvres remuèrent mais pas un son n’en sortit. Elles se crevassèrent et du sang se répandit dans sa barbe. Ses lèvres remuèrent de nouveau et il grogna.

Près du feu éteint, une bouilloire ; Frost s’y dirigea, l’attrapa, se hâta vers la source et revint avec de l’eau.

Il s’agenouilla, souleva doucement l’homme et le fit boire. L’autre bava et s’étrangla.

Un long roulement de tonnerre emplit la vallée et se répercuta en multiples échos sur les collines. Frost jeta un coup d’œil vers le ciel plein de nuages noirs. L’orage, qui menaçait depuis le début de l’après-midi allait éclater.

Frost se leva, alla jusqu’à l’arbre décrocher la besace et l’ouvrit : un pantalon, une chemise, des chaussettes, quelques boîtes de conserve et d’autres trucs. Une canne à pêche était appuyée à l’arbre.

Il revint vers le campeur, lui redonna à boire et le rallongea par terre.

— Serpent, dit l’homme dans une espèce de grognement à peine articulé.

Le tonnerre gronda à nouveau. Il faisait plus sombre.

Serpent, avait dit l’homme. Un crotale, sans doute. Avec le retour de la végétation à l’état de jungle, les serpents à sonnettes devaient se multiplier.

— Il va falloir que je vous bouge, que je vous porte. Ça vous fera peut-être mal, mais…

L’homme ne répondit pas.

Il avait l’air endormi. Sans doute était-il tombé dans le coma. Depuis des heures, des jours, il avait dû n’en sortir que par moments.

Frost n’avait pas le choix. Il fallait qu’il emporte l’homme à la ferme, sur la colline, qu’il l’abrite, qu’il l’installe au mieux, qu’il allume un feu et donne quelque chose de chaud à manger à ce malheureux. L’orage allait éclater d’une minute à l’autre et Frost ne pouvait laisser le malade exposé à la violence des éléments.

Il lui fallait mettre les chaussures de l’homme, le pantalon et la chemise du sac. Il devait aussi prendre de la nourriture. Il mit une ou deux boîtes de conserve dans ses poches. Des allumettes – il espérait qu’il y en avait, ou un briquet. La bouilloire aussi, attachée autour de sa taille, il en aurait besoin.

Trois kilomètres, au moins trois kilomètres et tout en montée, dans un terrain épouvantable. Mais il fallait le faire. La vie d’un homme était en jeu.

L’homme grommela.

— Encore à boire ? demanda Frost.

L’homme ne parut pas l’avoir entendu.

— Des jades, grommela-t-il, des jades, des tas de jades.

Eterna
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